Dans quelle mesure notre métier est-il en lien avec notre histoire ?

Dites-moi, monsieur, pourquoi avez-vous choisi ce métier de kinésithérapeute? »

me demande Corentin, élève de la classe de 1re S du lycée de mon fils où j’interviens pour présenter ma profession. À 14 ans, je suis allé chez le kiné pour une scoliose et en massant, il

regardait Rolland Garros à la télé, alors tu comprends… La classe se tord de rire

devant la véracité de mon témoignage. Au fond de moi, je savais bien que ce n’était pas l’unique raison. Je venais tout juste d’être accompagné au revécu de ma scène de l’enfance en psychanalyse

corporelle. C’est une des particularités de la psychanalyse corporelle de nous amener pas à pas, tensions corporelles après tensions corporelles, images après images, à un revécu précis appelé « scène traumatique ». L’image évolue en courts-métrages, puis en film. Ce cinéma d’images intérieures nous fait visionner des moments clés de notre vie, appelés traumatismes. Comme des trous noirs de mémoire, nous les avons oubliés, mais ilsconstruisent notre vie future.

Le travail une étape pour construire sa vie

Monsieur L., 35 ans, résume:

De mon côté, je perçois que la scène de la petite enfance m’a donné le besoin impérieux de tout comprendre des mécanismes et des intentions cachées des gens. Cela me rend performant

dans mon métier, la psychiatrie. Comme si le choix imposé par le traumatisme avait soufflé à Monsieur L : Maintenant, tu seras ça, tu auras pour toujours ces défauts, mais aussi ces qualités!

Avec, comme terrain de jeu, le milieu professionnel ? Quand Madame C., d’une quarantaine d’années, évoque sa propre psychanalyse corporelle, ses yeux s’éclairent: Bien sûr, c’est d’une clarté évidente. J’ai pu apercevoir très nettement deux décisions prises à l’issue de mes traumatismes. La première, c’est: je serai « une tombe » avec les adultes, je ne parlerai qu’aux

enfants, ce sera mon échappatoire, eux me comprendront. Je serai aussi la plus forte dans tout ce que je ferai.

Madame L. raconte dans un extrait de sa scène de l’adolescence 1 : Je suis une ado de

12-13 ans. Les cours de guitare sont donnés par un prof de la communauté des gens du voyage.La guitare, c’est notre échappatoire, pour rester « dans notre bulle » qui nous protège de la folie

ambiante, et il veut repeupler la communauté des gens du voyage en moi!… Depuis une quinzaine

d’années, je suis enseignante spécialisée « Enfants du Voyage », je ne savais plus rien de tout cela. »

Monsieur F. me confie: Au moment de l’installation de l’écran2

, je me fais le serment d’être plus fort intellectuellement que mon grand-père, à défaut de la faiblesse de mon corps à lui avoir résisté. J’ai donc fait des études plus poussées que

lui. Cette détermination et cette motivation, je les ai comprises à l’issue de ma scène. La force de

ces instants marque au « fer rouge », au point de conditionner sans doute le choix de nos études,

de notre vie professionnelle future. Finalement, choisissons-nous vraiment notre travail?

1. Tous les extraits des scènes traumatiques ont permis d’étayer la réflexion de cet article. Merci à tous ceux qui ont participé à l’enquête.

2. Instant où l’enfant, pour moins souffrir, met en place un « moins voir » et se couper de la moitié de ses perceptions sensorielles. Cela se reproduit pour chacun des quatre traumatismes.

J’avais été surpris par cette phrase de Johnny Hallyday à la radio: À 18 ans, nous sommes construits, tout est joué… vous savez, on sait quelque part ce qu’on va faire plus tard. Comme dans cette scène de l’enfance, retrouvée lors de ma propre psychanalyse corporelle, où je découvre avec certitude l’appel de mon métier futur. Vers mes dix ans, une profonde solitude de fils unique trouve

au contact de la matière un réconfort, de l’amour. Je gratte la moquette de ma chambre, le velours du canapé du salon, les poils épais de mon pouf… c’est presque obsessionnel, je dois rester en contact avec le tissu. Je deviendrai kinésithérapeute pour toucher, masser, soigner les tissus musculaires, tendineux de mes patients.

Comme une empreinte définitive

Après «l’instant traumatique » s’impose un «plus jamais ça, maintenant je serai ça ».

Pourquoi notre vie professionnelle n’en serait-elle pas influencée ?

Elle deviendra institutrice isolée en milieu rural pour ne pas avoir de compte à rendre à des supérieurs, stoppant ses recherches en biologie, car elle n’y était pas la plus forte. Annabelle, une soixantaine d’années, peut se retourner et comprendre le pourquoi de son métier: C’est évident, j’ai été kiné pour me reconstruire avec le toucher. Dans toutes mes scènes, je ne veux plus être touchée. C’est comme si on avait pris le pouvoir sur mon corps. Avec mon travail, je me le réapproprie pas à pas, en touchant. Nos traumatismes agiraient- ils comme des conseillers d’orientations inconscients ? Le métier comme prémonition à un service à la vie sur terre. Au fur et à mesure de l’avancée des témoignages, se dégage un sens général. Oui! Nous paraissons bien conditionnés dans nos intentions professionnelles futures par les évènements vécus. Il va apparaître, dans les suivants, une autre notion: le métier comme préparatoire à une autre activité qui serait tournée vers une aide, un service à apporter sur terre aux hommes. Monsieur G. approche la cinquantaine, il est informaticien et commence des études de psychologie. Lors de mon revécu de naissance, j’ai vu dans les yeux de ma mère combien il était difficile de vivre dans mon pays, la Syrie. Dans ma vie, la condition des femmes a toujours été mon obsession. J’ai aussi senti que ma maman pensait que seul un homme comme moi pouvait lui venir en aide. Je me sers de l’informatique pour écrire des textes sur ces thèmes et j’ai l’intention d’aider les femmes dans mon pays.

Monsieur R., une soixantaine d’années, a exercé quatre métiers, tous dans le service public. J’ai clairement vu dans mes scènes traumatiques pourquoi j’avais eu des difficultés à m’adapter à chaque changement de métier, les freins et les élans que je mettais en place. Mais toujours tourné vers le service aux autres, que ce soit comme employé ou formateur. Maintenant, à la retraite, j’ai vraiment envie d’aider les autres. Existe-t-il au fond de nous une prémonition à servir les êtres vivants, un prolongement du métier, un service qui pourrait débuter conjointement lors de notre activité professionnelle ? Enfin, le témoignage de cette femme de 60 ans nous rappelle que chacun est unique, construisant à sa façon son propre film. Au sortir de l’adolescence, j’avais au fond de moi un rêve : devenir sage-femme. J’y voyais un espace où rester au plus près de la vérité. Mais j’avais peur de me confronter avec le cru du sang et du sexe. Je suis restée dans le chemin bien sage et bien propre, tracé par ma famille, de la formation intellectuelle pure qui m’a conduite à m’occuper de collections de livres et d’archives. Lorsque j’ai découvert la psychanalyse corporelle, j’ai tout de suite senti la même attirance pour cette expérience de vérité humaine dénuée de mensonge, qui aide les êtres à naître une seconde fois à eux-mêmes. Me former à cette méthode, c’est peut-être un moyen de renouer avec l’essence de ma première envie reconquise. ❚

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